Texte de Mayte Garcia, mars 2022.
Magazines et revues d’art : pour les définir simplement, il serait tentant de dire qu’il s’agit d’objets imprimés faits pour être lus, mais pas à la même fréquence et pas tout à fait de la même manière.
Les magazines d’art sont faits pour être feuilletés, butinés. D’un numéro à l’autre, nous les déflorons souvent vite, prenant un malin plaisir à passer d’un portrait d’artiste à l’annonce d’une exposition, d’une vente importante à une image publicitaire. Nous voulons tout savoir et être surpris sans avoir à lire chaque page intensément. Séduits par tel article ou telle interview le temps de leur lecture, ils nous paraissent a posteriori courts, ou au contraire trop longs car, craignant d’avoir raté l’essentiel et sans même nous en rendre compte, nous avons lu en diagonale. Les magazines d’art ont quelque chose du passe-temps. Preuve en est que nous les empilons, plus que nous ne les rangeons, et c’est là leur qualité.
Les revues d’art offrent d’autres prises. Abonnés ou non, c’est-à-dire fidèles ou non, les revues – objets à fréquence moindre – exigent de nous une attention plus soutenue, et c’est là leur qualité. Moins souples que les magazines, elles nous incitent à plus de concentration. Ce ne sont pas des livres, mais elles leurs ressemblent. Ce ne sont pas des recueils de nouvelles non plus, mais elles regorgent d’histoires qui contiennent d’autres histoires. Nous y retrouvons des chroniqueurs et des chroniqueuses, mais aussi des « plumes », et un dialogue littéraire se noue entre les lecteurs et lectrices que nous sommes et celles et ceux qui écrivent. À croire que le magazine s’adresse au grand nombre et la revue à des individus.
Pourtant, la rédaction d’un périodique – pour prendre un terme générique – est, quel qu’il soit, une constante mise à jour. Magazines et revues d’art captent le présent, tentent même de le devancer afin que leur audience reste sur la crête des vagues, pour ne pas dire des vogues. Et l’exercice est périlleux, délicat et difficile, car le lectorat est souvent inconstant, volage à l’occasion, irrégulier toujours, et cela malgré les abonnements. Il est en somme aussi capricieux et volatile que le marché de l’art.
En faisant des magazines et des revues d’art un matériau, Antoine Stahli Cardaci nous incite à interroger ce support – au sens propre et au sens figuré – que sont les magazines et les revues d’art et qui, depuis les gazettes du XVIIIe siècle, ont fait la réputation des artistes et accompagné, sous une forme ou sous une autre, les grands mouvements artistiques.
D’abord déchirés, mixés, puis pressés et mis au soleil pour les faire sécher, les magazines et les revues d’art avec lesquels travaille l’artiste redeviennent papier, donc surfaces à peindre, donc à la fois support et soutien à son art. Ou plutôt à son « geste », comme il le dit lui-même. Ce geste, ce sont de grands aplats monochromes, des compositions géométriques sur lesquelles, parfois, apparaissent des mots ou des lettres disposées dans un désordre qui n’est qu’apparent. Loin de détruire pour supprimer et effacer, il détruit pour récupérer et intervenir. Et cette intervention devient à son tour inscription dans ce monde à part qu’est le monde de l’art, et que l’on aimerait croire, à tort ou à raison, tout entier contenu dans les pages des imprimés. L’œuvre une fois achevée, Antoine Stahli Cardaci prend soin, sur le verso, d’apposer sa signature qu’il accompagne toujours du titre, de l’année et du numéro de la revue ou du magazine qui lui a servi de toile et est devenue, contre toute attente, tableau.
Grâce à cette métamorphose, geste pictural, pigments, magazines et revues d’art entrent dans un dialogue nouveau. Il arrive que le format de l’œuvre épouse celui de son magazine ou de sa revue, mais la plupart du temps il s’en éloigne : il résulte d’un choix défini au préalable par les dimensions du moule dans lequel aura été fabriqué le papier. Parfois, à sa surface, l’intervention recouvre entièrement le support, parfois elle le laisse respirer. Ce que nous voyons alors apparaître, entre deux géométries ou entre les lignes d’une cible lorsque le support dessine un cercle, est une matière grise et tachetée. Grise comme un écho à ces belles-lettres nées dans des cerveaux cultivés, et tachetée comme autant de restes de ponctuations fantomatiques. Parfois, les petites taches révèlent des bouts de mots surgis par accident, épargnés par la trituration. Parfois aussi, dans ce dialogue nouveau, l’artiste en sauve quelques-uns : ce sont des mots tirés des couvertures des magazines et des revues et dont il a conservé la typographie originelle. Agrandis, isolés, déclinés en langues variées, ce sont les mots les plus connus mais aussi les plus communs de l’art : ils retrouvent là leur sens premier. Peut-être le plus profond aussi.
Les paroles s’envolent, les écrits restent, dit-on, mais ici les écrits des autres s’effacent au profit de sa peinture. Et nous voilà à découvrir sur fond de matière grise et mate, ses couleurs franches et brillantes et à considérer, entre les aplats de couleurs laquées, entre les lignes des cibles tracées, la matérialité de l’imprimé et, à sa suite, la matérialité de la peinture. À comprendre la nature recyclable de la première et la nature durable de la seconde. Mais surtout, et c’est là l’essentiel, nous voilà à observer l’intensité chromatique de chacune de ces pièces, à les voir irradier ou au contraire absorber la lumière comme le font les bas-reliefs, et, petit à petit, à nous y perdre. Car comme des pièces d’un puzzle géant qui toujours s’emboîteraient malgré leurs dimensions, leurs finitions et leurs formes différentes, les œuvres d’Antoine Stahli Cardaci composent une œuvre plus grande où chacune entre en résonnance avec l’ensemble, et où l’ensemble, comme un nouvel univers, est en constante expansion.
Littéralement, Antoine Stahli Cardaci peint sur des magazines et des revues d’art transformées. Symboliquement, il détruit les commentaires, les critiques, les hommages et autres fantaisies de censeurs et d’encenseurs d’art, et les remplace par son geste de peintre. Mais concrètement, mieux que mille discours, la rigoureuse beauté de ses œuvres dit la profondeur de l’art, la joie des abimes de la contemplation et nous ramène au présent dans toutes ses épaisseurs, et non plus seulement à sa crête. Dès lors, qu’il nous incite à interroger les supports de l’art importe peut-être moins que cette invitation à entrer intensément en dialogue avec la peinture, à se savoir individu au sein du grand nombre, et à s’adonner sans impatience à cet acte qui est tout sauf un passe-temps, de voir et la surface des choses, et la complexité qu’elle cache.
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